Les cercles de lecture auxquels j’ai participé à Fleury-Mérogis avec l’association « Lire c’est vivre » ont laissé en moi une empreinte profonde. Il m’a été donné d’animer au fil des années des rencontres thématiques principalement consacrées à des poètes. De Robert Desnos à Pouchkine, de Valery Larbaud à Marina Tsvétaïeva, nous avons mis à chaque fois le cap vers des œuvres différentes et vers des horizons qui nous ont conduits à rencontrer d’autres langues, d’autres civilisations, comme ce fut par exemple le cas lors d’un après-midi consacré aux poètes de l’Inde contemporaine. Toutes ces rencontres forment un archipel de souvenirs qui pourraient certes être détaillés en anecdotes, mais dont il importe surtout de dégager la portée et le sens.
L’un des traits les plus frappants de ces rencontres, c’est que les détenus, hommes ou femmes, avaient l’audace et la curiosité de s’aventurer en terrain inconnu. Les auteurs autour desquels se tissaient nos échanges ne leur étaient pas nécessairement familiers, mais en descendant de leur cellule au cercle de lecture, ils faisaient preuve à la fois d’un désir de disponibilité mentale et d’une aspiration à s’arracher à la routine carcérale pour se recentrer sur le foyer le plus intime de leur être. Car au-delà de ce qu’ils pouvaient découvrir ou apprendre lors de ces rencontres, et qui n’était sans doute pas négligeable, le point décisif avait certainement trait à la façon dont la littérature, en l’occurrence la poésie, intervenait dans leur vie.
Il y a une pudeur des émotions, des affects, mais dans la lumière d’un regard, dans une intonation de la parole, j’ai souvent perçu que quelque chose des mystérieuses énergies de la poésie se communiquait à eux et entrait en résonance avec leur propre humanité. Dans notre existence de chaque jour, en prison ou non, nous nous laissons aisément recouvrir par ce que Shelley appelait « la pellicule de l’habitude ». C’est alors, en quelque sorte, comme si la vie en nous tournait à bas régime, très en deçà de nos potentialités, de nos aspirations profondes, de nos rêves. La littérature, et tout particulièrement la poésie, a la vertu de nous libérer de cet état d’assoupissement et de nous reconnecter en fin de compte avec nous-mêmes, avec ce que nous ressentons comme le plus essentiel de notre être.
Ce qu’il m’a semblé percevoir, à la faveur des rencontres avec les détenus, c’est que ces moments partagés étaient susceptibles de rouvrir chacune et chacun à soi-même et à autrui. Ce n’était pas à tout moment une réalité effective, mais c’était toujours un horizon sensible. Et cet horizon nous est nécessaire pour continuer de cheminer à travers tout l’espace de notre humanité.
Jean Baptiste Para
Directeur de la revue Europe, poète, écrivain, traducteur