Il y eut tout d’abord un atelier hebdomadaire de philosophie, initié et animé dès 2009 par Niki Chabert au bâtiment D4.
Comme dans les cercles de lecture, Niki réunissait, autour des auxiliaires chargés de la bibliothèque, des participants intéressés par la philosophie à qui elle proposait des thèmes de réflexion, mais aussi des activités à contenu philosophique.
Pour élargir l’auditoire et aussi pour asseoir davantage le rôle et le prestige de la philosophie, Niki proposa à LCV un objectif ambitieux : deux journées d’activité philosophique. Il s’agissait de choisir un philosophe ou un représentant des sciences humaines et de lui consacrer ces deux journées, avec un temps fort : la venue d’un spécialiste de ce philosophe, universitaire la plupart du temps…
Pour lui prêter main forte dans cette tâche, Niki contacta trois de ses anciens collègues, comme elle, professeurs de philosophie de l’académie de Paris : Edith Deléage, Charles Boyer et moi-même.
La première session fut consacrée à Charles Darwin et l’invité Patrick Tort, écrivain et philosophe, spécialiste reconnu du fondateur de la théorie de l’évolution.
Dès la session suivante, les choses avaient évolué, apportant de notables et positifs changements. L’Administration Pénitentiaire avait accepté de regrouper la totalité des participants à un cercle de lecture dans les autres bâtiments.
Dès la seconde année, nous avons introduit une innovation : un florilège, en forme d’abécédaire, regroupant des textes de l’auteur retenu. Sa distribution à l’ensemble des participants en faisait un tremplin pour la conférence, et, bien au-delà, un support pour poursuivre et approfondir le travail sur un auteur à l’intérieur des différents cercles de lecture qui pouvaient ainsi s’en emparer.
Les sessions suivantes entérinèrent cette organisation désormais bien réglée : choix d’un auteur, puis choix d’un conférencier et déroulement sur deux demi-journées.
La conférence avait lieu désormais systématiquement en salle polyvalente et regroupait 50 à 60 participants de divers bâtiments, y compris les participantes de la Maison d’Arrêt des Femmes : événement minuscule mais qui témoignait d’un indiscutable esprit d’ouverture… Durant ces dix années de séminaires, nous avons ainsi accueilli, après P. Tort en 2009, Frédéric Keck sur Lévi-Strauss en 2010, Elisabeth Roudinesco sur Freud en 2011, Etienne Balibar sur Marx en 2012, Alain Badiou sur Sartre en 2012), Etienne Tassin sur Hannah Arendt en 2016 et Sylvain Laurens sur Bourdieu en 2018.
Notre perspective de départ était de privilégier la pensée contemporaine à travers des philosophes, tels Foucault, Sartre ou Arendt et d’élargir aux sciences humaines : d’où Darwin, Lévi-Strauss, Freud, Marx ou Bourdieu. Mais, par deux fois aussi, nous avons tenté une incursion dans la tradition philosophique avec Platon en 2015 (invitée Monique Dixsaut) et JJ Rousseau en 2017 (invité Blaise Bachofen). Nous pensions en effet les auteurs contemporains plus « parlants », plus « concrets », pour des personnes qui avaient des trajectoires scolaires et personnelles plutôt atypiques ; mais l’excellent accueil reçu par Platon et Rousseau nous a donné tort… Chaque conférencier présentait l’œuvre dans un exposé de son choix, toujours accessible et didactique. Dans des styles personnels parfois très différents, mais toujours avec une parole forte, habitée et engagée, chacun s’efforçait de ressusciter l’intérêt et surtout l’actualité d’une œuvre dont l’auditoire ignorait presque tout antérieurement. S’ensuivait, avec la salle, une discussion nourrie, variée et animée : souvent surprenante mais toujours passionnante. Mais ce qui frappait le plus était ce respect mutuel : respect des participants envers celui qui venait de l’extérieur les éclairer et qui se sentaient flattés par cette marque de reconnaissance ; respect aussi du conférencier envers ses auditeurs, celui-ci ayant le plus souvent préparé minutieusement une intervention sur mesure pour un public un peu particulier, mais jamais indifférent… Cette aventure philosophique originale au sein d’une détention a duré quasiment dix ans et nous n’avons pas à rougir d’un bilan qui fait notre fierté…
François Boullant,
animateur de cercles de philosophie