À l’occasion du Printemps des Poètes, le cercle de lecture du D2 accueille dans sa bibliothèque les comédiens Alain Laurenceau et Claire Cafaro de la compagnie Chauffe-Brûle pour une lecture de poèmes. Le thème proposé cette année 2022 est celui de l’éphémère. Notre tandem d’interprètes a préparé une sélection d’une trentaine de poésies, quelques-unes classiques, d’autres moins connues parmi lesquelles bon nombre de contemporaines.
La séance commence par le mot même « éphémère ». Alain nous lit la définition du dictionnaire et les adjectifs proches qui montrent l’étendue des réflexions et des rêves associés :
- Ephémère adjectif signifiant : qui ne vit qu’un jour. Qui est de courte durée, cesse vite, momentané, passager, temporaire, fragile, précaire.
Et Claire complète :
- C’est aussi le nom masculin d’un insecte ressemblant à une petite libellule, dont l’adulte vit de quelques heures à quelques jours.
Suivent donc les poèmes interprétés en alternance par Alain et par Claire ou parfois à deux lorsque la poésie s’y prête. Les premiers poèmes de Jacques Darras (Adieux au merle) et de Pierre Seghers (Qui sommes-nous ?) ne sont pas des plus faciles et bénéficient de l’attention d’un début de séance où les participants s’intriguent de l’art des comédiens, debout derrière leurs pupitres, à faire vivre le texte par le rythme et l’intonation.
Nous retrouvons l’insecte dit éphémère avec Marceline Desbordes-Valmore pour illustrer l’amour éphémère :
Va, tu n’as que le temps de deviner l’amour !
Et c’est mieux, c’est bien mieux que de le trop connaître ;
Mieux de ne pas survivre au jour qui le vit naître.
La sélection fait d’ailleurs une bonne place aux poétesses. Anna de Noailles nous demande pourquoi nous ne concevons pas le caractère éphémère du bonheur et de l’ennui. Andrée Chedid nous interroge : Comment peut-on se prendre au sérieux quand l’existence est si éphémère et qu’elle ne cesse de courir vers sa fin ? Mariem Mint Derwich, franco-mauritanienne, nous fait rêver d’autres horizons : Je te danserai l’éphémère sur la dune endormie. Plus tard dans la séance, nous aurons des poétesses contemporaines, Hélène Cadou, Clara Regy, Albane Gellé. Parmi elles, la jeune poétesse Cécile Coulon nous prévient : Je ne reste pas longtemps pour les multiples raisons qui font que tout se dégrade avec le temps et qui peuvent se résumer à la dernière : pour vous aimer encore.
Mais nous avons aussi bien sûr de grands classiques masculins dont certains vers sont célèbres mais pas forcément familiers aux oreilles des participants :
… Que notre âme, depuis ce temps, tremble et s’étonne.
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Puis au matin : “Bonsoir madame”
L’amour s’achève avec la pluie.
Avant que vous comptiez dix…
Comme à ceste fleur la vieillesse
Fera ternir vostre beauté.
Nous retrouvons l’insecte avec Baudelaire qui s’intéresse moins à l éphémère qu’à l’ambivalence divine et satanique de la beauté :
L’éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau !
Claire et Alain se sont également risqués à inclure des poèmes traduits de différentes langues, de grands poètes comme Novalis ou des auteurs mieux connus en France dans d’autres domaines : le cinéma pour Pier Paolo Pasolini, les nouvelles pour Raymond Carver, le roman pour Peter Handke. Il s’ensuit un sentiment de grande ouverture et diversité. Dans le même esprit, le « récital » poétique est parfois ponctué de pensées ou d’aphorismes relatifs à l’éphémère tels que :
N’oublie pas tout est éphémère alors tu ne seras ni trop joyeux dans le bonheur ni trop triste dans le chagrin. Socrate
J’ai fini par acquérir durablement le sentiment de l’éphémère. Jean Rostand
Arrivés au trentième poème de ce dense récital, il est temps de divertir un peu. C’est ce que font Claire et Alain en interprétant à deux avec vivacité le Tintin de Jean-Pierre Verheggen. Du début Tais-toi en Amérique, Tintin jusqu’à la fin, entonnée en chœur, Laisse parler Milou ! en passant par Rends son sceptre à Ottokar Ier ! la performance obtient un franc succès.
Il faudrait citer tous les poètes. Leurs noms ne sont pas tous célèbres. Ainsi celui de l’auteur d’un poème qui cherche le sens de Demain, poème qu’il nous semble avoir déjà entendu. Ah mais bien sûr, c’est celui d’un participant, poète à ses heures, qui nous en avait déjà fait la lecture voilà quelques semaines. Claire et Alain l’ont joint à la sélection où il figure dignement à la suite d’une citation d’Edgar Morin :
Être humaniste c’est aussi ressentir au plus profond de soi, que chacun d’entre nous est un moment éphémère d’une extraordinaire aventure, l’aventure de la vie qui a donné naissance à l’aventure humaine…
Pour la fin de la séance, Alain et Claire ont décidé de faire place à la tragédie ukrainienne actuelle, même si l’on peut craindre qu’elle ne soit guère éphémère. Les poèmes choisis ont une actualité étonnante.
D’abord la poétesse Lessia Oukraïnka (1871-1913) :
Fuyez au loin, oh mes pensées, lourdes nuées d’automne
Car voici revenu le printemps lumineux
Pourquoi faut-il donc que mes jeunes années
S’écoulent dans la peine et l’écho des sanglots?
Puis le grand poète romantique : de langue ukrainienne, Taras Chevtchenko (1814-1861) :
Il fut un temps où il faisait bon vivre
En cette Ukraine…
Souvenons-nous-en ! Notre cœur, peut-être,
Connaîtra un répit.
À l’issue du récital, les applaudissements fusent. L’attention s’est maintenue jusqu’au bout malgré la richesse et parfois la difficulté des textes. L’art de dire les poèmes des comédiens est admiré. Alain exprime son rejet du terme de récitation qui rappelle une approche scolaire fâcheuse au profit de celui d’interprétation. Plusieurs participants ont fait du théâtre et sont sensibles à cette émotion de dire et d’entendre un texte puissant.
Il est fait gentiment reproche à un participant d’avoir perdu l’occasion de faire dire son poème aux comédiens, faute de l’avoir transmis comme son collègue auteur de « Demain ». Il s’en explique maladroitement jusqu’à ce que l’on remarque qu’il tient en main un feuillet plié. C’est bien sûr son poème manuscrit que l’on confie à Claire et Alain. Ils en prennent connaissance, se mettent d’accord sur la répartition entre eux deux des vers à lire et enchaînent sans plus de préparation. Le thème du poème « l’autre », est bien exposé dans les premiers vers et conclu par « Ce même destin partagé ne suffit à nous unir » puis le texte complète l’idée sur un mode plus tendu, moins explicite, plus ouvert à l’interprétation, ce qui convient à Claire et Alain qui rendent bien l’énergie du poème.
Cet épisode conclut heureusement une séance réussie. On oublie même l’arrivée au compte-gouttes des participants qui a différé le début jusqu’à 14 h 30. Cela a permis un échange informel entre les comédiens et les participants déjà présents. Ceux-ci sont toujours intéressés à voir de nouvelles personnes, surtout quand elles exercent des métiers étonnants comme ceux, en l’occurrence, de comédien, de metteur en scène, de chanteur, et quand elles ont exercé dans des lieux fameux : festival d’Avignon, salle de l’Olympia, théâtre de la Fenice…
Le principe d’une lecture suivie de dizaines de poèmes peut paraître trop ambitieux, mais, comme il a été dit dans la discussion finale, il n’est pas question de prétendre maintenir une attention constante, une compréhension de toutes les idées et intentions des poètes. Une attention flottante permet parfois à travers la musique des mots, de percevoir un climat, d’éveiller des sentiments. Un vers, une expression, peuvent faire réagir, susciter la curiosité. Le goût de la poésie peut naître ou se développer à partir de telles expériences.
Alain Bouviala,
animateur d’un cercle de lecture